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La démographique comme outil de compréhension des enjeux macro et microéconomiques

Par Mickaël BERREBI, responsable du S2H INSTITUTE | Télécharger l'article



Comme le disait si bien Fernand Braudel, « à court terme comme à long terme, à l’étage des réalités locales comme à l’immense échelle des réalités mondiales, tout est lié au nombre, aux oscillations de la masse des hommes[1] ». Et cette assertion de l’historien s’applique parfaitement au domaine de l’économie… Car si la science économique est une discipline qui consiste à étudier la production, la distribution, l’échange et la consommation des biens et services liés à l’activité humaine, on a souvent tendance à sous-évaluer l’impact de la démographie sur la croissance économique. Certes, le phénomène du vieillissement est désormais bien connu de tous, mais la question de la démographie devrait sensibiliser bien au-delà du sujet de l’équilibre des retraites en France.


Le débat autour de la démographie est d’ailleurs permanent dans l’histoire économique. On pourrait résumer la perception de la dynamique démographique de la façon suivante : lorsque la population d’un pays croît, c’est le signe d’une certaine prospérité économique ; mais en cas de dépeuplement, c’est le signe, au contraire, d’un déclin économique. Pour illustrer cela, prenons l’exemple européen. Il y a eu croissance économique et démographique entre le 11ème et le 14ème siècle. Puis, la population européenne a chuté drastiquement entre le 14ème et le 15ème siècle, une époque marquée par plusieurs catastrophes : la Grande Famine de 1315-1317, la peste noire, la Guerre de Cent Ans. Si bien qu’au début du 18ème siècle, la faiblesse de la population est devenue une source d’anxiété. Certains, comme Montesquieu, se prononcèrent alors en faveur d’une législation pour promouvoir l’accroissement de la population. Puis, la démographie repart ensuite ; et de nouveau, l’on assiste au débat autour des craintes liées à la surpopulation.



Retour sur la doctrine malthusienne

C’est Thomas Malthus, économiste britannique de l’Ecole classique et prête anglican (1766-1834) qui incarne le mieux la pensée pessimiste liée à l’accroissement de la population. Un événement dramatique illustre à quel point le débat autour de la démographie était présent dans la société du 19ème siècle. En 1845, une mystérieuse maladie affectant les pieds de pomme de terre apparu en Irlande et dévasta toutes les réserves agricoles du pays, provoquant ainsi une grande famine et causant la mort d’un million d’Irlandais sur une population initiale de 8,5 millions d’habitants. Face à cette catastrophe alimentaire, une campagne d’aide internationale massive se mit alors en place. Les dons provenaient ainsi du monde entier : Inde, Russie, Venezuela, Australie, Afrique du Sud, Mexique, Italie… Alors que le Pape Pie IX appelait la communauté catholique à contribuer, la légende dit que le Sultan Abdülmecid de l’Empire ottoman était prêt à donner plus que la reine Victoria. Cet élan de solidarité était pourtant désapprouvé par certains économistes, notamment par l’illustre Nassau Senior. Ce dernier plaidait et s’opposait à l’aide britannique en déclarant « craindre que la famine de 1848 en Irlande ne tue qu’un million de personnes tout au plus, ce qui serait à peine suffisant pour améliorer la situation[2]». Si la position de ces économistes est moralement inacceptable, elle s’inscrit en réalité dans la lignée des idées malthusiennes de l’époque.


Que dit Malthus ? Un concept assez simple, mais qu’il prit soin de formaliser. Son diagnostic semblait pourtant évident : « si elle n’est pas freinée, la population s’accroît en progression géométrique. Les subsistances ne s’accroissent qu’en progression arithmétique […]. Les effets de ces deux pouvoirs inégaux doivent être maintenus en équilibre par le moyen de cette loi de la nature qui fait de la nourriture une nécessité vitale pour l'homme.[3] ». L’évolution infinie de la population devait conduire la société vers des crises inexorables et vers une pauvreté généralisée. Et dans ce contexte particulier, les famines de l’époque étaient perçues chez certains comme une réponse de la nature à la croissance démographique trop soutenue.


Mais dans son pronostic, l’économiste britannique n’avait pas anticipé un événement majeur, certainement le plus important de l’histoire économique, qui eut lieu pourtant au même moment, qui plus est, en Grande Bretagne : la Révolution industrielle. La Révolution industrielle est une période-clé durant laquelle une succession d’inventions donne lieu à des innovations radicales permettant de produire autant de biens avec moins de main d’œuvre, et relancer brutalement l’accroissement de la productivité. Il s’agissait par exemple de la machine à vapeur dans le secteur de l’énergie et du métier à tisser pour le textile. Les différentes inventions du 18ème siècle ont permis de casser le cercle vicieux malthusien : le rythme de la croissance devenait suffisant pour soutenir l’évolution démographique, et cela, grâce au progrès technique.


Ainsi, la population mondiale continua de croître. Et malgré les famines, les maladies, la malnutrition, on peut aisément affirmer que la situation des 8 milliards d’habitants d’aujourd’hui s’est considérablement améliorée par rapport au milliard d’habitant de la fin du 18ème siècle. Si en France, à l’époque de Malthus, 80 personnes sur 100 étaient nécessaires au travail de la terre pour être en mesure de nourrir la société, deux personnes suffisent aujourd’hui, et cela, avec moins de terre. Mais si la population mondiale continue de croître, le débat malthusien reste de rigueur aujourd’hui. Désormais, les enjeux environnementaux et écologiques s’ajoutent aux difficultés de ressources alimentaires. Le « jour du dépassement » nous rappelle chaque année que cette date (date à partir de laquelle l’humanité dépense l’ensemble des ressources que la Terre peut générer en un an) recule toujours un peu plus.



Le débat autour de la stagnation séculaire

On l’aura compris, c’est le progrès technique, et son impact sur les gains de productivité, qui permet de casser le cercle vicieux malthusien. Mais un débat fait rage parmi les économistes depuis les années 2010 avec une question fondamentale : sommes-nous confrontés à une panne du progrès technique, ou bien, sommes-nous à la veille d’une nouvelle Révolution industrielle ? C’est l’économiste Robert Gordon qui, en 2012, expliquait au monde académique que la croissance économique des deux derniers siècles, depuis la première Révolution industrielle, n’est en réalité qu’une exception de l’histoire. En s’appuyant sur le ralentissement des grains de productivité observée depuis les années 1970, l’économiste soutient une vision pessimiste et explique que les innovations d’aujourd’hui ne permettront plus de voir les niveaux de croissance rencontrés dans le passé. L’économiste Solow résumait ce phénomène par une expression devenue célèbre : « On voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité ». A l’inverse, une autre école de pensée soutient que nous sommes à la veille d’une nouvelle grande Révolution industrielle. La convergence de plusieurs inventions issues de domaines très variés tels que l’informatique, la médecine ou l’électronique, devrait permettre des innovations de rupture, et donc, permettre un nouvel élan de croissance, avec en ligne de mire, le spectre d’une intelligence artificielle forte.



La démographie d’aujourd’hui, une dynamique caractérisée par le vieillissement

Si l’évolution de la population mondiale continue d’entretenir de nos jours le débat malthusien, dans un contexte où l’on voit se développer de nouvelles classes moyennes parmi les pays émergents, il s’avère que la démographie mondiale se caractérise également par un autre phénomène, celui du vieillissement de la population. Le vieillissement démographique signifie que l’on observe une augmentation de la proposition des personnes âgées au sein de la population. Trois facteurs peuvent expliquer cette dynamique : la diminution du nombre d’enfants ; la baisse de la mortalité ; et l’allongement de la durée de vie moyenne. En réalité, trois éléments caractérisent le vieillissement démographique. Tout d’abord, il s’agit d’un phénomène quasi-mondial. Le Japon et les pays européens ne sont donc pas les seules zones concernées. Au contraire, exceptée une partie du continent africain, le phénomène est présent partout. Ensuite, il s’agit d’un phénomène relativement rapide par rapport à l’histoire de l’humanité. Et enfin, le vieillissement démographique est structurel, et donc indispensable à prendre en compte lorsqu’il s’agit de faire des projections économiques.



Les impacts économiques du vieillissement

Dans une vision classique, les impacts démographiques du vieillissement sont perçus comme négatifs pour l’économie. Tout d’abord, le vieillissement de la société suppose une augmentation du coût lié à la protection sociale (santé, dépendance, retraite), et d’un poids supplémentaire pour les actifs. Prenons le cas des retraites d’un pays comme la France, qui s’appuie sur un système par répartition, autrement dit, sur la démographie. Dans un système par répartition, trois leviers existent pour piloter le système : le niveau des cotisations, le niveau des rentes versées, et l’âge effectif de départ à la retraite. Ainsi, dans un contexte d’allongement de la durée de vie moyenne, et donc, d’une baisse du rapport démographique (nombre de cotisants / nombre de retraités), le poids du financement des retraites devrait continuer à s’alourdir. De même, pour un pays faiblement équipé en protection sociale, le phénomène de vieillissement impactera les actifs. Mais cette fois, le vieillissement supposera un coût plus lourd pour les ménages dans le cadre du soutien familial de leurs aînés. Les autres conséquences sont liées à l’impact sur la croissance économique. La première, c’est le ralentissement des gains de productivité que suppose une société vieillissante. Selon une étude qui s’appuie sur les données de 18 pays de l’OCDE, il existerait une corrélation entre la pyramide des âges d’un pays et son niveau de prospérité. Les estimations montrent que si un ratio élevé de personnes entre 20 et 55 ans tend effectivement à avoir un impact positif sur la productivité globale du travail, on observe qu’à l’inverse, l’influence exercée par une forte proportion de personnes âgées est plutôt négative sur la productivité[4]. La seconde conséquence concerne le marché de l’épargne et de l’investissement. Même s’il n’y a pas vraiment de consensus sur ce volet, il semblerait qu’une société vieillissante serait moins encline à investir dans des actifs risqués et de long-terme. En particulier, les observations indiquent une sur-épargne des seniors dans des actifs alloués dans des supports trop peu risqués ; d’autant plus qu’il est à noter le poids croissant de l’héritage reçu à un âge de plus en plus tardif[5]. Plus généralement, la baisse tendancielle du taux d’investissement vient se heurter à l’importance de l’innovation et du progrès technique dans la création de valeurs et de croissance. Enfin, dernière conséquence, une société vieillissante serait synonyme d’une baisse de la capacité à innover[6]. De nouveau, il n’existe pas de consensus sur ce dernier point. Mais d’un point de vue individuel, des études montrent que la capacité d’innovation baisserait à partir d’un certain âge, en prenant au cours du cycle de vie une courbe en forme de cloche. Par ailleurs, nous savons que la part des adultes en âge de travailler est appelée à diminuer avec le temps. Cela interroge forcément sur notre prochaine capacité à innover collectivement. En cela, le vieillissement de la population est porteur d’inquiétudes. Quelle sera la capacité des pays vieillissants à diffuser rapidement les nouvelles technologies ? Comment les entreprises, au cœur de l’innovation, parviendront-elles à se renouveler ? Lorsque l’on étudie le comportement représentatif d’entreprises industrielles allemandes[7], on s’aperçoit que les entreprises avec une part de travailleurs âgés ont des proportions significativement plus faibles de dépenses et d’emplois en recherche et développement.



Le vieillissement en entreprise

En écho au vieillissement de la population, nous assistons à une évolution démographique au sein de la population active. En France, selon l’INSEE, la part des +55 ans est passée de 7,7% en 1995 à 15,7% en 2015 ; alors que les projections estiment la part des +55 ans à un peu plus de 22% d’ici 2050. Dans le même temps, le poids des 25-54 ans se réduit, en passant de 80,9% en 1995 à 74,8% à 2015[8].



Le S2H INSTITUTE[9] estime que le poids des +55 ans au sein des grandes entreprises en France se situe à un niveau autour de 13,4%. Par ailleurs, à partir des données étudiées, il a été possible de distinguer trois formes caractéristiques des pyramides des âges que l’on peut rencontrer en entreprise.



Chaque pyramide des âges est caractérisée avec trois groupes générationnels :

  • Les moins de 35 ans

  • Les 36-49 ans

  • Les plus de 50 ans


Pour chacun, on peut noter le caractère « stable » de la représentativité des « 36-49 ans ». Ce niveau se situe aux alentours de 40% de la population en entreprise.

Par ailleurs, une entreprise sera jugée comme « jeune » lorsque les moins de 35 ans représentent plus de 36% de la population et que les plus de 50 ans représentent moins de 25%. A l’inverse, une entreprise sera jugée comme « âgée » lorsque les moins de 35 ans représentent moins de 32% et que les plus de 50 ans représentent un niveau supérieur à 27% de la population salariée. Mais comme on l’a vu précédemment, il y a tout lieu de croire que cette vision statique de la pyramide des âges en entreprise a vocation à évoluer avec le temps.

Pour faire face au vieillissement des entreprises et les enjeux que cela suppose pour la productivité, la créativité, la prise de risque, mais aussi, la diffusion des nouvelles technologies, la Chaire Transition démographique, Transitions économiques[10] passe en revue les cinq défis à relever pour les entreprises :


1 – Adapter la population à des carrières longues et évolutives

Le marché du travail se caractérise par une bipolarisation, avec une forte attention des entreprises pour les postes hautement qualifiés, mais aussi par une explosion des emplois faiblement qualifiés, dans un contexte de digitalisation de l’économie. La strate des emplois intermédiaires, quant à elle, est particulièrement concernée par le phénomène d’automatisation. Par ailleurs, il est à noter que les carrières sont de plus en plus longues, et pas uniquement dans la même entreprise, ni dans le même poste. Selon l’Afpa, 56% des actifs ont déjà changé d’orientation professionnelle au cours de leur carrière.


2 – Se concentrer sur la formation pour les plus jeunes et les seniors

Si le taux de chômage des jeunes est particulièrement important, la frange la plus âgée de la population active, elle, est concernée par un taux de retour à l’emploi en chute libre à partir d’un certain âge, environ 56 ans. L’enjeu de la formation, pas uniquement pour une catégorie générationnelle, mais bien tout au long de sa carrière professionnelle, consisterait également à rendre la population plus agile à l’évolution des métiers et des besoins de l’entreprise.




3 – Prévenir les problèmes de santé et améliorer les conditions de travail

Nous avons aujourd’hui assez de recul pour affirmer les influences positives des dépenses de santé sur la productivité des actifs. Toutefois, une carrière exposée à des risques psychosociaux présente un risque de dégradation plus élevé sur la santé mentale, et donc, sur la consommation de médicaments, aussi bien en période de vie active qu’à la retraite. A contrario, des individus avec une emprise sur leurs conditions de travail bénéficient d’effets positifs sur la santé et sur la longévité au travail.


4 – Aider les aidants familiaux

Le phénomène de dépendance est en croissance structurelle. Pour les aidants, les impacts en entreprise sont particulièrement néfastes, avec une baisse de la productivité et le développement d’un sentiment de malaise social. Le portrait type de l’aidant indique notamment que 52% d’entre eux travaillent[11], 79% estiment avoir des difficultés à concilier vie professionnelle et activité d’aidant, et 72% considèrent que leur rôle a une incidence négative sur leur concentration et leur efficacité[12].


5 – L’épargne retraite entreprise collective

Le vieillissement de la population en France suppose, on l’a vu, un défi pour l’équilibre financière du système par répartition des retraites. Progressivement, le sujet de l’épargne retraite par capitalisation, notamment déployée par les entreprises pour leurs salariés prend de l’importance et sensibilise non seulement les salariés à épargner pour leur retraite, souvent avec l’aide de l’entreprise, mais aussi, responsabilise l’épargnant en investissant dans des supports qui se veulent de plus en plus socialement responsables.




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Cet article nous a permis de mettre en lumière les interactions entre la démographie et la croissance économique à travers deux axes : la dynamique démographique et le vieillissement de la population.


Par ailleurs, le phénomène de vieillissement concerne aussi le monde de l’entreprise. C’est pourquoi, cinq recommandations visent à sensibiliser les actions à mener en entreprise pour atténuer les éventuels effets négatifs du vieillissement déjà observables au niveau macroéconomique.




 

[1] Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, 1979.

[2] L’économie pour un monde différent, Yann Algan, L’équipe Core, Eyrolles 2018.

[3] Thomas Malthus, Essai sur le principe de la population, 1798.

[9] Le S2H INSTITUTE s’est appuyée sur une base de données du Groupe SIACI SAINT HONORE. Les données de l’échantillon font état de 541 414 personnes provenant de 77 secteurs d’activités, au 31 mars 2019 [10] Les cinq points cités ci-dessous reprennent les éléments de l’article publié par la Chaire TDTE : Revue Risques, n°110, Juin 2017, Face au choc démographique, les nouveaux défis de l’entreprise, A. Villemeur [11] Source : Baromètre BVA APRIL 2018 publié le 27 septembre 2018 ; enquête réalisée en mai-juin 2018 par téléphone auprès d’un échantillon de 2007 personnes dont 456 aidants et 1551 non-aidants, représentatif de la population française âgée de 15 ans et plus [12] Source : Enquête sur les actifs soutenant un membre de leur entourage atteint de la maladie d’Alzheimer, France Alzheimer, septembre 2016

 

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