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  • Photo du rédacteurDiot-Siaci Institute

Se prémunir face au risque de chômage technologique

A la question ancestrale « la technologie détruit-elle des emplois ? », il semblerait y avoir désormais un consensus général schumpétérien : si sur un horizon court-terme, on peut s’attendre à ce qu’il y ait plus d’emplois détruits que d’emplois créés ; sur le long terme, il n’y a aucune fatalité !


L’utopie d’un progrès technique révolutionnaire


Deux moments dans l’Histoire incarnent ce moment si exceptionnel pour lequel une technologie est capable d’engendrer un nouveau paradigme, et donc, un nouveau modèle de croissance pour la société. Il s’agit des deux grandes Révolutions industrielles. Or, si l’on répète à l’envi que nous sommes en train de vivre une vague d’accélération du progrès technique, en arborant des mots-clés magiques comme « intelligence artificielle », « big data », ou « blockchain », dans les faits, nous vivons bien plus une phase de digitalisation qu’une révolution industrielle, au sens économique du terme. Pire encore : avec un tel ralentissement des gains de productivité observé depuis plusieurs décennies maintenant[1], le débat qui anime vivement les économistes concerne plutôt la crainte d’une stagnation séculaire[2], et indirectement, celle d’une grande panne du progrès technique. Car, comme le résumait si bien Robert Solow, « on peut voir les ordinateurs de partout, mais pas dans les statistiques de la productivité[3] ». A partir de ce constat, nous pouvons affirmer par un raisonnement a fortiori qu’il n’y a rien à craindre des effets de la technologie sur l’emploi à long terme. Si les Révolutions industrielles des 18ème et 19ème siècles ont permis, à la clé, une formidable croissance et un vivier de nouveaux emplois, pourquoi en serait-il différent pour les technologies actuelles sur notre avenir ?

Mais ne soyons pas pour autant naïfs… Malgré ce consensus général, on se garde bien de définir ce qu’il faut entendre par « horizon long terme ». L’horizon « long-terme macroéconomique » n’a rien à voir avec l’horizon « long-terme d’entreprise », pour lequel les cycles d’activité sont beaucoup plus courts. Pour s’en persuader, il n’y a qu’à observer à quelle échéance une Direction générale établit son plan stratégique. Il s’étale rarement au-delà de 5 ans. Rien à voir donc avec le long-terme « macroéconomique » qui, lui, s’étale largement sur plus d’une décennie. Pourtant, c’est pendant cette fameuse phase de transition qu’il est quasi-certain d’avoir plus de perdants que de gagnants sur le marché du travail à cause de l’automatisation. Difficile donc pour un travailleur, quel qu’il soit, de ne pas appréhender cette phase de transition si déterminante.

« L’économie du clic »

Pour le moment, trois éléments caractérisent le marché du travail des pays développés. Tout d’abord, c’est le phénomène de bipolarisation du travail, qui s’est fortement amplifié en l’espace d’une quinzaine d’année, avec d’un côté l’accroissement de la part des emplois qualifiés et des emplois faiblement qualifiés[4] ; et de l’autre, la baisse relative des emplois intermédiaires, qu’ils soient intellectuels ou manuels, dont les tâches sont routinières. Parmi les raisons invoquées, il y a les délocalisations d’une partie des activités, les évolutions sociodémographiques, la tertiarisation de l’économie… Et enfin, les effets de l’automatisation. Ensuite, dans la continuité de la bipolarisation du travail, c’est bien sûr l’explosion de l’emploi faiblement qualifié. Si les grandes entreprises technologiques ont permis le recrutement d’ingénieurs de haut niveau, elles ont aussi et surtout nécessité des emplois moins qualifiés, comme par exemple des emplois de chauffeurs, livreurs, magasiniers… Derrière l’hyperpuissance de certaines grandes firmes technologiques spécialisées dans l’intelligence artificielle, on retrouve aussi les « bullshit jobs », ces emplois très faiblement qualifiés, essentiellement présents dans les pays émergents, qui consistent à réaliser des tâches répétitives, sans vraie valeur ajoutée : faire des clics pour identifier un objet dans une photo, retranscrire des conversations, répondre à des sondages, noter des publicités, éduquer un algorithme d’intelligence artificielle sur lequel travaille une firme technologique. On parle aussi de « l’économie du clic » pour désigner ces nouveaux jobs. Enfin, la dernière caractéristique du marché du travail est la brutalité et la rapidité avec laquelle certains métiers doivent s’adapter à ces nouveaux usages, notamment à travers les phénomènes de digitalisation et de désintermédiation massifs des différents secteurs d’activité. Dans l’enquête S2H – IFOP, la moitié du panel interrogé envisage une disparition de leur métier à un horizon de 10 ans[5].

Technologie : opportunité ou menace réelle ?

On peut dire que deux visions s’opposent autour de la technologie, et de ses effets induits. La première est celle des optimistes, ceux qui voient dans les nouvelles technologies un espoir angélique et libérateur. La seconde vision, sans pour autant la rejeter totalement, est celle des techno-pessimistes, beaucoup plus inquiets des effets réels de la technologie sur les différents pans de l’activité économique et sociale de notre société. En réalité, derrière un même terme, celui de technologie, on peut compter au moins six formes de violence pouvant être perçues[6]. Certaines d’entre elles concernent les effets subis par l’homme, comme par exemple, la violence liée au fantasme de croire que la technologie représente à elle seule la solution à tous les maux de l’humanité, et qui relègue indirectement l’homme à un niveau intellectuel inférieur à la machine. Ou encore, la violence liée à la virtualisation du monde à outrance, qui impose une certaine forme de prééminence du numérique au détriment du matériel, et qui expose l’homme à de nouvelles formes d’addiction numérique. Les autres formes de violence technologique concernent la société prise dans son ensemble. Citons par exemple la violence liée à la surcharge informationnelle, et toutes les conséquences que cela suppose, comme les fake news par exemple ; la violence autour de la captation systématique des données personnelles, dirigeant dangereusement notre société vers une société de surveillance ; la violence économique vécue par certaines branches d’activité face aux nouveaux titans numériques et leur position de quasi-monopole ; et enfin, et surtout, la violence liée à la crainte pour l’homme de voir son travail disparaître subitement pour être remplacé par un robot. C’est ce dernier point qui nous intéresse particulièrement.

La délicate transformation des entreprises On le sait, la transformation du travail par la technologie n’est pas un sujet nouveau. La référence historique par excellence est celle des Luddites. Pour rappel, les Luddites étaient ces ouvriers anglais des années 1811-1812 travaillant dans le textile. Menacés d’un chômage de masse avec l’apparition du métier à tisser, ils sont devenus le symbole de la lutte contre la robotisation en s’imposant « briseurs de machines ». Cette référence bien connue est intéressante pour deux raisons. La première, c’est la radicalité du mouvement ; puisqu’il a abouti à une loi qui prévoyait la peine de mort par pendaison contre celui qui briserait une machine. La seconde raison, c’est l’intérêt des revendications déjà exprimées à l’époque par les Luddites. Car ce n’était pas la technologie en soi qui était remise en cause, mais plutôt la rapidité avec laquelle il fallait s’adapter. Certains regrettaient de ne pas bénéficier d’une phase d’introduction des machines plus longue pour laisser plus de temps aux ouvriers, s’adapter aux nouveaux outils. Pour d’autres, l’enjeu ultime était une répartition plus équitable du profit. Les Luddites dénonçaient la logique pour laquelle les gains de productivité des machines enrichissaient uniquement leurs propriétaires, sans aucun partage avec les travailleurs. Il s’agit, là encore, de revendications quasi-similaires à celles que l’on peut entendre aujourd’hui. Face à ce constat, est-il possible de faire disparaître le risque de chômage technologique ? Bien évidemment que non. Comme le rappelait Jacques Ellul, « il est enfantin de croire que l’on peut aller contre l’innovation. Cela reviendrait à dire que l’on est opposé à une avalanche, ou contre un cancer. » En revanche, rien ne nous empêche de tout faire pour nous prémunir face à ce risque.

La formation, vecteur sous-exploité d’employabilité

En admettant que les sous-jacents du risque lié au chômage technologique sont la capacité d’adaptation et une meilleure protection au cours de carrière, nous avons deux priorités essentielles à traiter. La première, c’est rendre notre population plus apte à être employable tout au long de leur carrière professionnelle, ne pas redouter un quelconque changement de métier, et cela, plusieurs fois au cours de leur carrière. Cela nécessitera un renforcement majeur de nos aptitudes comportementales et de nos facultés émotionnelles et cognitives, pour savoir s’adapter tout au long de sa vie professionnelle. Aux prestataires des formations initiales et professionnelles à intégrer dorénavant un socle commun de compétences émotionnelles et cognitives. Durant son parcours professionnel, l’accès à la formation doit devenir une norme, quels que soient la fonction exercée, le statut et l’âge d’une personne. Trop souvent, les principaux bénéficiaires de la formation professionnelle sont les cadres et les professions intermédiaires, plutôt que les employés ou les ouvriers[7]. De même, l’accès à la formation professionnelle est encore trop peu présent dans les toutes petites structures, par rapport aux pratiques des grandes entreprises[8]. Dans ce contexte, même si le compte personnel formation donne enfin une vision claire à chaque salarié sur ses droits relatifs à la formation, le rôle des Directions RH restent néanmoins primordial dans l’accompagnement de ses salariés, notamment à travers le choix des formations les plus adaptées aux attentes du secteur concerné.

La seconde grande priorité, c’est que les règles de l’entrepreneur individuel, dont le métier a été « ubérisé », puissent converger vers celles du salarié classique en CDI, jusqu’à les intégrer. La séparation stricte entre le statut du salarié et celui du libéral ne permet plus de répondre aux mutations professionnelles liées à la digitalisation des métiers. Le risque, c’est qu’une proportion croissante de travailleurs ne puisse plus bénéficier des avantages du salariat (protection sociale, avantages, compensation), tout en ne bénéficiant pas de la flexibilité caractéristique des indépendants. Imaginer un tel « statut intermédiaire » avec une extension de la protection sociale à cette catégorie de travailleurs, quasi-salariés car totalement dépendants d’une seule entreprise, nécessite forcément de répondre à la question épineuse des modalités de financement : quelle assiette de financement ? quelles conséquences macroéconomiques en matière de croissance et de productivité ?

Ces deux priorités, ainsi que la question du financement, sont des sujets qu’il faudra forcément aborder, car derrière la question du nouveau modèle de protection sociale, les enjeux sont bien de garantir la pérennité du rapport social, et permettre aux individus, quel que soit leur statut (salarié, indépendant ou « intermédiaire »), de faire face financièrement aux conséquences des risques sociaux.

Annexe 1 :

Productivité du travail, Taux de croissance annuel (%), 1971-2019. Source : Statistiques de l’OCDE sur la productivité : PIB par tête et croissance de la productivité.


Annexe 2 :

Evolution des emplois par profession entre 2000 et 2018 aux Etats-Unis.

Source : Organisation mondiale du Travail.




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[1] En France, selon l’INSEE, les gains de productivité baissent régulièrement depuis le début des années 1980. Cf. La productivité en France de 2000 à 2015 : poursuite du ralentissement et hausse modérée de la dispersion entre entreprises. Marie-Baöanne Khder, Rémi Monin. Insee Références, édition 2019. Voir graphique en annexe 1.

[2] L’économiste américain Robert Gordon incarne l’école qui défend la thèse de la stagnation séculaire. Robert Gordon, Is U.S. Economic Growth Over ? Faltering Innovation Confront the Six Headwinds, NBER Working Paper No. 18315, 2012.

[3] Robert Solow, “You can see the computer age everywhere, but in the productivity statistics », New York Times Book Review, July 12, 1987, page 36.

[4] Aux Etats-Unis, selon les données de l’Organisation mondiale du travail (https://ilostat.ilo.org/), la part des emplois à compétences élevées a progressé de 11% entre 2000 et 2018, et la part des emplois à compétences faibles de 5%. Voir graphique en Annexe 2.

[5] Siaci Saint Honoré, IFOP, Le regard des actifs sur la transformation des métiers, Novembre 2019.

[6] La nouvelle résistance : Face à la violence technologique. Jean-Hervé Lorenzi, Mickaël Berrebi, Pierre Dockès. Eyrolles, 2019. 

[7] « Les cadres et professions intermédiaires ont un taux d’accès respectif à la formation de 71% et 64% quand celui des employés et des ouvriers est de 45% et 39% », in Institut Montaigne, Réforme de la formation professionnelle : allons jusqu’au bout !, Bertrand Martinot. Source : INSEE, La formation des adultes, N°1468, 15/10/2013.

[8] « quand le taux d’accès à la formation est de 15,6 % pour les petites PME (de 10 à 19 salariés), il atteint 49,8 % pour les ETI (250 à 1 999 salariés) et 55,9 % pour les grandes entreprises (plus de 2 000 salariés). », in Institut Montaigne, Réforme de la formation professionnelle : allons jusqu’au bout !, Bertrand Martinot. Source : Formation professionnelle, Annexe au projet de Loi de finance pour 2017.



 
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